LA CROIX, UNE VIOLENCE SACRÉE ?

Paul WELLS, Professeur de Théologie Systématique

à la Faculté Libre de Théologie Réformée d'Aix-en-Provence

 

Paru dans La Revue Réformée - N° 225 – 2003/5 - NOVEMBRE 2003 – TOME LIV

 Carrefour théologique - Aix-en-Provence, mars 2003 - «Religions et violences»

 

 

«La non-violence fait partie intégrante du message de l’Evangile, car son enseignement fondamental est la valeur absolue de l’amour... l’amour est l’antidote de la violence.» Il n’y a pas de remède homéopathique contre la violence: Jésus a dit «Ceux qui prendront l’épée périront par l’épée.» (Mt 26:52)


La violence est une des grandes afflictions humaines; il lui faut un remède allopathique et même un «remède de cheval». Nous habitons le château de Barbe Bleue, des contes de Charles Perrault, où les savoirs ont fourni des clefs à nombre des portes de notre univers extérieur et intérieur, et rien ne nous semble plus impossible. Mais derrière une des portes du château, toujours fermée, s’accumulent les cadavres de victimes, les victimes de toutes les sortes de violence humaine.

 

De nouvelles violences menacent à l’horizon comme des orages prêts à éclater. Certes, il ne s’agit pas, le plus souvent, de conflits déclarés à l’échelle planétaire comme à l’époque de la guerre froide avec une possibilité de destruction nucléaire, mais de luttes plus locales, ponctuelles et sophistiquées. Pensons aux nombreux conflits ethniques ou religieux, qui alimentent la menace terroriste invisible et imprévisible et se concrétisent dans des attentats sanglants. Ainsi, la violence minoritaire et marginale se transforme en menace à la fois occulte et globale et risque de dégénérer en «conflit de civilisation».

 

D’où vient la violence, expression de la méchanceté naturelle de l’homme contre son semblable? La réponse peut être comparée à la clef de la chambre fermée du château, qui porte l’étiquette «religion». Toutes les religions, en effet – y compris le christianisme – engendrent des structures de violence sacrée et résultent des mécanismes de celle-ci. C’est pour cette raison que certaines violences, les pires peut-être, car inattendues, d’ordre physique ou psychologique, existent dans, ou sont perpétrées par, des groupes religieux convaincus de leur utilité et de leur nécessité dans un délire de légitimation. Parfois, au nom de l’orthodoxie, l’idée qu’une douleur physique serait un «encouragement» à la conversion est justifiée. Ce qui n’est guère réjouissant pour le christianisme.

 

Pourtant, le monopole de la violence n’est pas détenu par des groupes religieux, car la «violence sacrée» peut exister partout où l’homme prend comme rival son prochain, souhaite s’imposer à lui ou le ressent comme une menace pour son projet. Pourquoi sacrée? Parce que toute violence de groupes humains a un caractère ultimement religieux... elle est l’expression d’une pathologie qui fait ressentir l’autre comme une menace. Elle déclenche une attitude conflictuelle contre le prochain et, finalement, contre Dieu. La violence sacrée est l’expression du renversement des grands commandements d’aimer le prochain comme soi-même et d’aimer l’altérité en Dieu.


Le fait est inéluctable: la violence existe sous de multiples masques partout où les humains vivent en société. Les rivalités ou oppositions, sources de violence, existent entre nations, ethnies, partis politiques, religions, Eglises et même entre clubs de football... Et ces rivalités ou oppositions apparaissent comme ayant, de près ou de loin, pour peu qu’on y réfléchisse, des racines religieuses. Elles correspondent, en définitive, à l’expression d’un rejet de la transcendance et à son remplacement par une idolâtrie, celle de la sécurité – personnelle ou collective – qui est la manifestation, généralement inavouée, du désir de s’imposer à l’autre ou/et celle de la peur de l’autre.


Et la croix de Jésus-Christ? Quelle lumière d’espérance apporte-t-elle dans la montée de la violence sous toutes ses formes? Serait-elle, elle aussi, une cause, une source de violence? Jadis contre les Juifs, par exemple, le Vendredi saint en Pologne. Ou bien est-elle une réponse, la réponse à la violence? Si nous pensons que la croix du Christ est la réplique divine aux brutalités humaines omniformes, grossières ou subtiles, nous aurons à considérer les trois affirmations suivantes:

– La croix de Jésus démasque la violence humaine;

– La croix de Jésus s’oppose aux prétentions, aux violences, des religions, les contredit;

– La croix de Jésus a une portée universelle, car elle est l’unique réponse divine, l’unique solution à la tragédie de la violence.


Autrement dit, notre réflexion sur la violence sacrée nous fera évoquer la spécificité, la légitimité et l’universalité de l’événement de Golgotha. Pour cela, nous allons essayer de répondre à quatre questions.


I. Dieu est-il violent?

 

Réponse préliminaire: Il est clair que la réponse est non, car «Dieu est lumière» et «la source de la vie». Sa sainteté exclut toute forme de méchanceté, toute agressivité. Mais il faut aller plus loin...


Pour ce faire, il faut remonter à la nuit des temps. Nous allons nous approprier certaines des perspectives de René Girard, tout en prenant nos distances car, pour nous, les récits de la Genèse représentent beaucoup plus que ce qui, selon Girard, se passe quand l’animal inconscient devient conscient, ou qu’un mythe étiologique dans lequel Adam symboliserait la faute individuelle et universelle. Il ne s’agit pas de l’homme qui fait le constat de la violence, mais de Dieu qui nous dévoile le mystère de nos origines et l’apparition du mal; autrement dit, l’innocence originelle, les limites imposées par Dieu, la transgression et le premier sacrifice.


A la création, tout est bon, mais la liberté de l’homme est limitée par l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance. Cet interdit annonce à l’homme un destin positif. Il montre, tout d’abord, que l’homme n’est pas un double de Dieu, son égal, mais la créature du Seigneur. De ce fait, tout mimétisme de Dieu lui est impossible. Dieu ne souhaite pas que l’homme soit autre puisqu’il le déclare «bon» et, d’ailleurs, l’homme n’éprouve aucun manque, n’est frustré de rien. La défense formulée par Dieu a pour fonction, a contrario, d’indiquer la parfaite réalisation de la créature en tant que mâle et femelle. L’être humain est comblé de toute manière; par la grâce de Dieu, il dispose de tout ce qu’il faut pour vivre une existence accomplie.


L’interdit formulé en Genèse 2:17, «quant à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangeras tu mourras» n’a rien d’aliénant pour la créature. Elle confirme la nature profonde de l’homme en tant qu’image de Dieu. Cette conformité de l’homme à Dieu peut se manifester dans une vie de justice, de sainteté et de vérité, qualités qui font de l’homme comme un double de Dieu. L’homme est ainsi invité à imiter Dieu de façon positive et constructive. Il n’existe donc aucun conflit d’intérêt. Dieu comme modèle ne fait en rien obstacle à l’épanouissement de l’homme.


L’image de Dieu suggère une attitude de relations avec Dieu, avec le prochain, avec la nature. L’homme a pour fonction d’être le représentant de Dieu dans le monde créé.


Le projet présenté dans les premiers chapitres de la Genèse, accomplissant le premier commandement d’aimer Dieu, éclaire la nature de l’obéissance dont l’homme doit faire preuve, à savoir joie et louange envers Dieu. Ceci explique pourquoi, dans l’Ecriture, l’obéissance est souvent contrastée avec le sacrifice. En effet, l’ordre établi à la création ne comporte pas de sacrifice; celui-ci apparaît après la chute, est une adjonction post-lapsaire, n’existe qu’en fonction de la désobéissance.


Comment faut-il comprendre l’acte de transgression? Dans le récit de Genèse 3, au «vous serez comme des dieux» prononcé par Satan (5), Dieu répond «l’homme est devenu comme l’un de nous pour connaître le bien et le mal» (22). La nouvelle position de l’homme éclaire le sens de la menace: «Le jour où tu en mangeras, tu mourras.» La progression du texte est donc: interdit, tentation, désir, transgression, acquisition, opposition et malédiction. La violence entre ainsi dans le monde et nous pouvons affirmer que le péché originel est en lui-même une violence.


Dieu serait-il violent puisqu’il a introduit la malédiction, la mort et le désordre dans l’harmonia mundi? Les apparences sont trompeuses. La victime de ce qui s’est passé en Eden est, si l’on peut dire, Dieu lui-même. Car la violence vient de l’homme qui, dans son désir de mimer Dieu, transforme le Créateur en rival et en obstacle. Telle est l’origine de la violence: mimer Dieu au point de vouloir le déposséder de sa position et de ses droits. Et sa conséquence: agir comme un dieu par rapport au prochain.


Dieu est donc la première victime, l’objet d’une violence sacrée de la part de l’homme qui le dépossède de ses droits de seigneurie, de sa transcendance. Considéré comme rival, comme obstacle, Dieu lui-même devient le bouc émissaire de l’histoire. La femme transfère sa culpabilité sur le serpent, l’homme sur la femme et, par implication, sur Dieu comme Créateur, sur le vis-à-vis. Dieu serait le méchant! Cela n’est-il pas typique des rationalisations humaines chaque fois que se pose la question des violences ou des souffrances dans le monde? En culpabilisant l’autre pour s’excuser, l’homme fait de Dieu une victime. Dès lors, l’homme se trouve en situation d’aliénation par rapport à Dieu et par rapport au prochain et il transgresse les deux grands commandements.


A la tactique de l’homme qu’exprime le transfert de sa culpabilité s’oppose celle de Dieu! Dieu sacrifie une vie (celle d’une bête) pour couvrir la nudité de l’homme. On pourrait penser que c’est l’homme qui est jugé, exclu et lésé mais, en fait, Dieu est la victime. Dieu institue le sacrifice avec une vie de sa propre création afin de couvrir la faute. Sous ce sacrifice se trouve l’identité de la première victime, Dieu, qui assume le poids de la culpabilité humaine et ainsi inaugure le processus de la réconciliation.


Ce n’est donc pas sans raison que la théologie réformée classique affirme, que ce n’est pas d’abord l’homme qui se réconcilie avec Dieu, mais que c’est le Seigneur offensé qui doit se réconcilier avec l’homme. Ceci annonce, préfigure le sacrifice ultime, celui de la croix, qui est non seulement voulu par Dieu et institué par lui, mais assure la paix avec Dieu qui enlève le péché. Par un acte inouï de grâce, Dieu ne se venge pas, mais assume le rôle de bouc émissaire. Ainsi le système sacrificiel de l’Ancien Testament établi par Dieu «cache», en quelque sorte, l’identité de la victime et révèle la réponse divine au péché. A la violence sacrée de l’homme, Dieu oppose le pardon et l’amour.


Tels sont les éléments structurants de la suite de la révélation biblique. Le péché primordial est violence contre Dieu, et le péché «normal» a les mêmes caractéristiques. En mimant Dieu, l’homme est conduit, à la rivalité, au conflit et à la violence. Le bouc émissaire sur qui se concentrent la violence et l’aliénation des parties opposées anéantit les antagonismes.


A l’interdit primaire en Eden correspond, dans le contexte de la révélation spéciale, l’élaboration des lois, le Décalogue étant considéré comme une répétition de la loi naturelle, pour limiter le recours répété à la violence. Aux transgressions correspondent les sacrifices en vue de la purification et de la restauration de la normalité dans un système de substitution. A l’histoire de la faute correspond l’histoire d’Israël avec ses bénédictions et ses malédictions, avec la condamnation et l’exil, mais aussi le nouvel exode en Christ.


Dans le système sacrificiel, la victime sacrifiée couvre l’identité de la vraie victime. Dieu a érigé ainsi les mécanismes du mimétisme violent humain en système qui couvre le mystère de son amour, qui vise à détruire la violence par l’antidote de l’amour. Si le mal vainc le mal et la violence la violence, c’est que sous le premier terme se cache un acte de grâce et d’amour. «Là où le péché abonde, la grâce surabonde!»


II. Pourquoi les religions sont-elles violentes?

 

Réponse préliminaire: parce que les religions humaines, après la violence initiale, si elles traduisent une recherche commune de Dieu, servent de structures à une fausse transcendance et se trahissent par des mécanismes de violence sacrée. C’est pour cette raison que si les religions constituent un phénomène universel, les sacrifices et les offrandes – qui, en certains cas, vont jusqu’au sacrifice humain et au cannibalisme – se présentent comme un élément commun à la plupart des religions. D’une certaine façon, nous pouvons dire qu’il n’y a rien de pire que la religion et Karl Barth n’avait pas tort de qualifier d’idolâtrie la religion naturelle de l’homme. Mais il faut aller plus loin...


Dans son état post-lapsaire, l’homme vit à l’est d’Eden et la transgression de l’interdiction divine appartient au passé dans la conscience culturelle collective. L’homme est dans une situation où il est incapable d’aimer Dieu et son prochain. Quand Dieu dit à l’homme en Genèse 3:14, «parce que vous avez fait ceci», il manifeste que la responsabilité de la rupture des relations incombe à l’homme et relève de sa responsabilité. La violence coule de cette source. La religion humaine, dans son caractère pervers, exprime le rejet initial du Dieu vrai qui occasionne, en conséquence, le rejet de l’autre. Il n’est donc pas étonnant que cela conduise au rejet des autres et à des oppositions entre les systèmes auxquels ils appartiennent. Le principe de l’opposition est la semence qui produit la violence entre les religions, mais aussi entre les idéologies politiques, nationales ou raciales. La seule différence entre ces divers domaines provient du fait que les oppositions entre religions concernant l’invisible et le salut ultime touchent aux réalités invisibles et sont difficiles à relativiser. Les religions sont donc dangereuses, car elles focalisent des désirs totalitaires. Ceci peut expliquer le caractère totalitaire et fanatique du terrorisme religieux aussi bien que l’intimidation psychologique inhérente à certaines institutions religieuses.


Dans la pensée girardienne, l’exclusivisme est le test au tournesol, le révélateur de la présence de violence sacrée. Le mimétisme et le désir de domination engendrent une rivalité dont la violence est l’expression. Pour réduire cette aliénation entre deux semblables, la fonction du médiateur est importante. L’intermédiaire devient le tiers exclu qui, dans le langage de Girard, est le bouc émissaire. Un transfert de violence s’opère qui permet la normalisation des relations et constitue un garde-fou contre l’irruption nouvelle d’un conflit. La relation triangulaire et le fait que le médiateur devient l’obstacle chargé de culpabilité permettent un double transfert de l’animosité vers le bouc émissaire qui rétablit la paix. Jusqu’au moment où le transfert s’effectue, l’animosité demeure intacte. La rivalité mimétique est l’essence de la violence.


Comme systèmes d’exclusion du fait de leur mécanisme interne et de leur ostracisme, les religions présentent des caractéristiques qui reflètent l’exclusion initiale et la violence sacrée:

-Leurs rituels comportent des actes sacrificiels qui servent à supprimer l’inimitié et à accomplir la réconciliation.

-L’interdiction, ou la loi, a un rôle capital pour marquer les frontières de la pureté et distinguer le permis du défendu.

-Les mythes accompagnent le développement de la vie tout en illustrant les deux premiers faits.

 

En ce qui concerne le développement de la religion biblique, ces trois éléments sont présents et la non-répétition des sacrifices est, pour l’auteur de l’épître aux Hébreux, l’indication de la finalité et de la supériorité du sacrifice de la croix. Nous prenons quelque distance avec Girard à propos de la fonction du bouc émissaire. Dans l’Ancien Testament, le bouc émissaire n’a pas de fonction sacrificielle; il indique la libération et, le jour des expiations, c’est avant tout le temple et le lieu saint qui sont purifiés, à la différence de l’agneau pascal. Le bouc émissaire est peu utilisé dans le Nouveau Testament comme type de Christ, alors que le symbole de l’exode et de l’agneau sacrifié y sont beaucoup plus fréquents.


Il est, par contre, difficile de nier que les religions sont des pépinières de violence. La religion de l’Ancien Testament est substitutive et de médiation, centrée sur les notions de loi, d’aliénation et de réparation par le sacrifice. L’alliance peut être rompue et renouvelée par le pardon aussi bien au plan national qu’individuel. Il est difficile de nier la violence de ses éléments. L’historien juif Flavius Josèphe a calculé qu’au moment de la Pâque, vers 65, presque 3 millions de pèlerins étaient présents à Jérusalem. Plus de 200 000 agneaux ont dû y être sacrifiés. Quand on sait que l’enceinte du Temple pouvait contenir plus de 200 000 personnes et que les grands jours, plus de 500 prêtres officiaient, on peut avoir une impression de l’immensité du sacrifice. L’ambiance sanglante suscitée par un tel massacre de victimes est profondément insupportable pour la sensibilité moderne.


Le caractère monstrueux, le carnage, d’un tel cérémonial aussi bien que le scandale de la mort du Fils de Dieu à Golgotha est pédagogique. La religion du vieux Testament indique, par ses ordonnances mêmes, l’immensité de la faute commise contre Dieu. Ses dispositions sont violentes et les sacrifices sont des symboles qui conduisent à réfléchir sur la nature de la transgression qui les justifie. La désobéissance vis-à-vis de Dieu, ultime violence – sa grandeur démesurée, sa finalité et sa folie comme la nature de la réparation, vie pour vie, instituée par Dieu, dont la répétition montre que ces rituels n’atteignent pas leur but – appelle une violence nécessaire pour démasquer les prétentions de l’homme.

 

Comme les autres religions, le judaïsme est exclusif. Si sa perspective originelle, fondatrice, vise l’humanité entière comme on le voit dans la promesse faite à Abraham – «toutes les nations seront bénies en toi» – si le Décalogue a aussi le caractère universel de l’amour de Dieu et du prochain, l’histoire juive est typique de l’esprit de supériorité et de la tendance au schisme caractéristiques de toutes les religions. Saul de Tarse est l’exemple par excellence de cet exclusivisme. Trois éléments confèrent le caractère spécifique du judaïsme: la circoncision, l’observation de toute la Loi – en particulier, du sabbat – et le rituel kasher. Pourtant Saul, le persécuteur, a dû s’incliner devant le fait que la croix de Christ unit les juifs et les païens en un seul corps réconcilié en dehors de la Loi et de ses rituels. Avant sa conversion, il a cherché à exclure les circoncis qui croyaient en Christ, et voilà que, dans son épître aux Galates, il argumente qu’en Christ les païens sont sur un pied d’égalité avec les juifs. C’est là un virage de 180°. Ce qui était exclu, impensable, est devenu facteur d’intégration.


Galates 2:20 est, à cet égard, capital. Avant sa conversion, Paul avait interprété la croix à la lumière de la Loi comme un scandale (1 Co 1). Ensuite, c’est la croix qui interprète la Loi et ses ordonnances. «Je suis crucifié avec Christ» interprète le verset 19: «En effet, par la loi, moi-même je suis mort à la loi, afin de vivre pour Dieu.» Jésus est mort à cause de la Loi et Paul l’est aussi. La Loi, ici, est le système de justice qui détermine et rend possible l’accès auprès de Dieu. Mais Christ a aboli ce système comme moyen pour s’approcher de Dieu. Paul comme Christ est mort à cause de la Loi. Il vit pour Dieu par la foi en Christ qui vit en lui. La justice ne vient pas par la Loi; autrement dit, par le judaïsme avec ses chemins d’accès vers Dieu, mais par le Fils qui «m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi.» (v.20) Mourir avec Christ, mourir à la Loi, c’est quitter toute une vie fondée sur les sacrifices, les rites, la violence et l’exclusion pour vivre en s’identifiant avec celui qui a été exclu. Ce n’est pas la violence qui répond à la violence; c’est l’amour qui réconcilie.


Paul propose de rompre avec le cycle de la violence mimétique de l’exclusion et invite à s’identifier avec la victime. Son attitude contredit, non seulement la religion juive, mais toute religion naturelle fondée sur la violence sacrée avec toutes ses exclusions, ses lois rituelles et sacrificielles et les mythes qui les interprètent et les justifient. Ainsi compris, Paul rétablit la religion comme le chemin nous permettant d’être accepté par Dieu grâce à la personne de Christ qui a traversé le voile et est entré en la présence de Dieu. C’est ainsi que les mots loi, chair, circoncision, vieil homme, ancienne création, monde, corps (de péché), Adam, mort, s’ils ne sont pas synonymes, sont utilisés de façon métonymique.


L’envoi de Christ, décrit en Galates 4:4, s’il a pour effet de le faire entrer dans l’orbite de ce monde, caractérisé par la violence sacrée, a l’effet inverse du bouc émissaire qui est envoyé hors du sacré dans le désert. Christ, lui, est placé au centre des exigences du sacré, de la Loi, pour nous en libérer. Plus de sacrifices à faire, ni de lois à observer, ni d’exclusions à opérer: un seul sacrifice bouleverse toute l’approche de Dieu par l’homme.


III. La croix est-elle violente?


Réponse préliminaire: Oui, la croix est violente, car Christ y est tué assassiné dans une ambiance surréaliste de férocité physique, verbale et psychologique, dans un isolement analogue à celui de tous les humains au moment ultime. Mais il faut aller plus loin...


En dehors des considérations qui peuvent être formulées pour n’importe quelle mort infligée à un être humain, qu’y a-t-il de particulier à la mort de la croix? Ce qui est choquant, c’est que Dieu puisse punir Jésus au lieu de nous punir, nous. «il a plu à l’Eternel de le briser par la souffrance»… (Esaïe 53:10) Le caractère agressif de la violence de la croix relève de la théologie de la satisfaction proposée par Anselme et par les Réformateurs qui ont suivi son schéma substitutif général. La satisfaction suppose que, par la croix,

-la justice de Dieu est satisfaite,

-la dette est payée,

-la punition est subie,

-le péché est expié,

-la colère de Dieu est «propitiée»

-la mort est assumée,

-et la condamnation est annulée,

 

par Christ à notre place.


La violence de la croix – Christ jugé à notre place – semble être, pour ses détracteurs, la grande faiblesse de la théologie classique et évangélique. Pour nous, en revanche, c’est sa force! Pour trois raisons...


1) La fin de la violence sacrée

Un commentateur des écrits de Paul affirme, dans la perspective girardienne: «L’effet premier du salut de la croix est le dévoilement de la violence sacrée, non une transaction sacrificielle qui apaise la colère divine.» Une telle bipolarisation n’est ni utile ni nécessaire. Si la croix marque la fin de la violence sacrée, son efficacité tire sa puissance non seulement du résultat effectif obtenu, mais aussi de l’intention divine qui s’exprime dans la mort de la croix. S’il n’en est pas ainsi, la valeur du sacrifice n’est rien de plus que celle d’un modèle et il nous revient de parfaire notre salut.


Le modèle est, certes, investi d’une puissante valeur évocatrice. Au lieu d’un mimétisme d’opposition, Christ nous présente un modèle à imiter, rien de plus, mais il est fondé sur la liberté, le service et l’amour. Si «un seul est mort pour tous, donc tous sont morts» (2 Co 5:14), la violence sacrée est finie, car le sacrifice ultime a été fait. Il n’y a plus besoin d’autres victimes et ceux qui avaient été pris dans les rouages de la violence en sont affranchis par leur identification avec la victime, Christ. Le désir de domination a fait place à la foi, l’espérance et l’amour dans un souci de mimétisme positif. La vie nouvelle, c’est mourir avec Christ. Dans la communauté de la nouvelle humanité, tous sont crucifiés avec Christ, tous sont victimes avec lui, tous sont aussi serviteurs et frères; il n’est plus besoin de sacrifices répétés.


La puissance de la croix dépasse la simple représentation, si efficace soit-elle. La croix fait plus que révéler la mauvaise violence et inviter à un mimétisme positif. Il ne faut pas se limiter à l’idée d’une offrande faite par Dieu à l’humanité pour lui ouvrir une nouvelle possibilité, ni à celle que la colère de Dieu n’est pas une vengeance divine, ni à celle que la croix est une présentation de Dieu faite à l’homme et non une substitution de Christ à l’homme.


Romains 3:21-26 indique, en effet, que l’initiateur de la propitiation est Dieu lui-même. Il n’est pas question de bouc émissaire et de jour des expiations, mais de la Pâque et de l’offrande présentée à Dieu pour la sauvegarde du peuple; cf. Ezéchiel 43:20 et 45:21ss. Le sens premier du sacrifice, dans le cadre de l’institution divine, est celui de l’offrande faite à Dieu, selon les paroles d’Hébreux 5:1, «Tout souverain sacrificateur, pris parmi les hommes, est établi pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des offrandes et des sacrifices pour les péchés.» Le prêtre offre le sacrifice à Dieu et non aux hommes.


L’œuvre de la croix a des effets orientés dans deux directions: non seulement Dieu présente, offre quelque chose à l’homme, mais l’homme, représenté par le Fils de Dieu, présente une offrande à Dieu. Par la croix, la paix est établie entre Dieu et l’homme comme aussi entre les hommes.


2) La nature substitutive de la croix

Pourquoi la violence est-elle abolie à la croix? Parce qu’à la croix, Christ s’est substitué à nous. Cette substitution fait la grandeur de l’œuvre accomplie à Golgotha. Cette substitution est de caractère pénal.


Christ, sur la croix, est à notre place dans une position bien précise. Comme «agneau de Dieu qui ôte le péché du monde», il est celui qui est devant le tribunal pénal de Dieu. Le péché que Christ assume, ce ne sont pas nos péchés subjectifs, personnels, qui demeurent les nôtres. Nos péchés ne sont pas comptabilisés et transférés sur Christ pour qu’il en meure. Il est plutôt le juste qui meurt à la place des injustes (1 P 3:18) et subit leur punition: c’est-à-dire le jugement, la condamnation méritée, la mort et l’enfer, la séparation d’avec Dieu. La substitution effectuée par Christ est objective.


Quand l’Ecriture dit que nous sommes sauvés par le sang de Christ, cela veut dire «par sa mort». Léon Morris affirme que sur les 362 fois où il est question de «sang» dans l’Ancien Testament, 203 se réfèrent à une mort violente. «Le sang évoque une mort violente.»


Le sacrifice de la croix est donc violent, vicaire (comme suppléant) et pénal. Par ce sacrifice, Christ subit la condamnation et l’abandon qui auraient du être les nôtres. Cet abandon qu’évoque la quatrième parole de la croix a un sens dont la profondeur pour Christ nous échappe. Ce qui est certain, c’est que personne sauf le Serviteur souffrant n’a supporté le poids de la privation de communion avec Dieu, la solitude totale, l’angoisse de porter les péchés des autres jointes à la douleur physique.


La violence personnelle subie par le Christ à la croix a un sens qui déborde ce que nous entendons dans le pire des cas. En effet, comme K. Schilder l’a remarqué, Christ est privé de grâce commune (générale) et descend bien au-delà de ce que les humains peuvent endurer ici-bas.


Christ prend sur lui l’accusation de la justice divine et, par sa médiation, nous libère et nous fait échapper au jugement.


3) Les effets de la croix dans l’expiation et la propitiation

La théologie évangélique actuelle, surtout dans le monde anglo-saxon mais aussi dans des milieux catholiques romains continentaux, est parfois tentée d’interpréter la mort de Christ de façon non-sacrificielle et non-pénale. Le livre récent Atonement Today propose qu’à la croix, Jésus «absorbe» le péché et la violence humaines et meure avec eux. Sa mort serait, certes, substitutive mais non-pénale. Cela change le sens de l’expiation: le péché subjectif est, en effet, universalisé et transféré sur Christ de façon mystique.


Une telle signification de la mort de Christ tombe en deçà des affirmations néo-testamentaires. Notre péché est expié par Christ selon le mode établi dans l’Ancien Testament. Par l’imposition des mains sur la tête de la victime, le péché et la responsabilité de celui qui offre le sacrifice sont transférés, symboliquement, sur l’offrande, l’animal, qui subit la peine de mort. Les sacrifices lévitiques sont, en effet, expiatoires; ils servent à enlever le péché et à restaurer la communion avec Dieu. L’épître aux Hébreux le précise à plusieurs reprises: 9:11-12; 13:10-13; 9:14.


L’effet du sacrifice de la croix est l’abolition ou l’effacement de la faute du pécheur devant Dieu. Le mot propitiation exprime cela. La colère de Dieu est détournée (Rm 3:25; Hé 2:17; 1 Jn 2:2, 4:10). Morris précise que l’expiation se situe à un niveau infra personnel: il s’agit simplement d’un effacement du péché par Dieu. La propitiation, elle, est pleinement personnelle. Elle marque comment Dieu agit envers nous. Dieu éprouve de la colère envers le péché, mais cette colère est détournée de nous et une relation de réconciliation prend sa place. C’est donc la notion de propitiation qui rend compte du sens plénier de la croix, qui est l’expression de la violence de Dieu contre le péché et de son abolition.


W. Pannenberg résume ainsi:

«La souffrance pénale vicaire, correctement décrite comme une souffrance vicaire occasionnée par la colère de Dieu contre le péché, s’appuie sur la communion que Jésus a assumée avec nous et sur notre destin en tant que pécheurs. Ce lien est le fondement sur lequel la mort de Jésus compte comme expiation pour nous.»


A la croix, Dieu éprouve-t-il vraiment une colère personnelle contre nous et contre Christ? Nous en arrivons maintenant à notre dernière question.


IV. L’enfer est-il la violence ultime?


Réponse préliminaire: Non, car personne n’est destiné à aller en enfer contre sa volonté et son choix. Le salut est possible pour tous, et tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espérance. Mais il faut aller plus loin...


Il n’est pas arbitraire d’établir un parallèle entre le caractère pénal de la croix et le jugement dernier. Le célèbre puritain J. Owen a affirmé que la mort de Christ est le modèle de ce qu’est l’enfer. De même, W.G.T. Shedd dit que «la doctrine de la mort vicaire est le pendant logique de l’enfer.» Et un commentateur récent ajoute:


«Si nous perdons la doctrine de l’enfer, nous perdrons éventuellement celle de la croix, car s’il n’y a pas d’enfer, la croix n’a pas vraiment de raison d’être. Jésus n’avait pas besoin de mourir maudit à cause du péché. Il n’avait pas besoin de connaître l’horreur de l’abandon. La croix et l’enfer tiennent ensemble ou tombent ensemble.»


L’enfer est mystérieux tout comme le ciel. Le ciel est un mystère lumineux et l’enfer, comme le mal, pour utiliser le langage d’H. Blocher, est un mystère opaque. Le Nouveau Testament ne parle pas «d’aller au ciel ou en enfer», comme nous le faisons dans notre façon courante de nous exprimer. Un grand contraste existe entre ces deux états qui résultent du jugement. Le ciel est le lieu où se trouve le Christ; lieu dans lequel il nous introduit dans sa présence, dans lequel les pécheurs rachetés le voient, lui et sa gloire, et sont unis à lui dans une union éternelle. L’enfer, au contraire, selon la description de C.S. Lewis, est comme un lieu de punition, dans lequel, à l’image de l’abandon de la croix, on est privé de la présence de Dieu et de sa gloire, on est exclu et comme en exil. Un tel lieu où règnent la pauvreté absolue, l’agonie, la colère à son paroxysme et une prospective redoutable est-il compatible avec un Dieu d’amour? Cet enfer «évangélique» semble supposer une violence sans fin... Trois remarques peuvent être faites pour indiquer que l’enfer n’est pas la manifestation ultime de la violence, puisqu’elle serait éternelle.


1) La colère, un attribut de Dieu?

Tout d’abord, la colère, la violence ou la vengeance ne sont pas des attributs de Dieu, du moins dans la perspective de l’éternité de Dieu. En effet, avant le péché, avant la création, aucune colère n’existait en Dieu. Sur le plan de ses attributs éthiques, seuls existaient en lui sa sainteté et sa justice. La colère de Dieu est l’expression de celles-ci contre le péché et le mal. Stricto sensu, la colère n’existe pas en Dieu, alors qu’elle existe en nous. P. Marcel commente:


«Pour nous, Dieu est saint: nous ne pouvons lui supposer ni pensée ni acte affectés de nos imperfections, ni lui imputer aucun de nos défauts: sa sainteté l’affranchit de toute humaine passion; Dieu ne frappe pas, il ne cogne pas, il ne maudit pas! L’homme est le seul auteur et l’acteur de sa propre punition. Ces termes sont des images à l’échelle humaine et pécheresse pour nous faire comprendre les conséquences de nos pensées et de nos actes – individuels ou collectifs – qui mènent à la ruine et à la perdition, afin que nous changions de cœur


Et Martin Luther de dire dans son Traité du Serf Arbitre:


«Il n’y a de foi que si les choses auxquelles je crois sont cachées. Mais où seraient-elles mieux cachées que sous une apparence, un sentiment ou une expérience contraire… Dieu cache sa bonté et sa miséricorde sous la colère éternelle, sa justice sous l’iniquité. C’est le plus haut degré de foi de croire qu’il est clément, celui qui sauve si peu d’hommes et en damne un si grand nombre…

Dieu opère le mal en nous – c’est-à-dire par nous – non point par sa faute, mais par notre faute; car nous sommes mauvais par nature, et Dieu qui est bon, en agissant sur nous par l’effet de sa toute-puissance, ne peut que produire du mal avec un mauvais instrument – encore que, dans sa sagesse, il utilise ce mal pour sa gloire et pour notre salut.»


Ainsi, nous dans la tradition du langage anthropomorphique utilisé à ce sujet, la colère de Dieu n’est pas en Dieu, mais en nous. Il n’y a pas, en Dieu, de violence, de passions volatiles qui s’enflammeraient et viendraient perturber sa sérénité immuable. Sa sainteté et sa justice s’expriment contre le péché et nous les ressentons humainement comme de la colère et un jugement. Dans le cadre de la justice de Dieu, qui condamne le péché, l’amour de Dieu n’est pas absent; il s’exprime par la compassion. L’enfer n’est donc pas l’absence de Dieu, mais la mise à l’écart de sa gloire, la privation de ses bénédictions et l’impossibilité de connaître une vie de plénitude.


2) La réconciliation sera-t-elle universelle?

En un certain sens, dans l’état final, la réconciliation sera universelle, bien que cela ne signifie pas que tous seront sauvés. Nous lisons en Philippiens 2:10-11: «afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.» Comment interpréter ce texte sans conclure qu’il y a une contradiction avec la notion de jugement? Les personnes perdues, souffrant en enfer, peuvent-elles être réconciliées? Sont-elles toujours des pécheurs?


Ceux qui sont perdus seront réconciliés avec leur sort; ils reconnaîtront la justice du jugement dont ils auront été l’objet ainsi que la Seigneurie de Dieu. Il n’y aura pas de révoltés en enfer, bien qu’ils soient privés de la communion avec Dieu. Ces personnes seront toujours des pécheurs dans le sens où cela correspond à la finalité du jugement de Dieu les concernant et à leur état. Mais elles n’ajouteront pas de nouveaux actes de révolte contre Dieu et elles n’enregistreront aucune modification en bien ou en mal. Leur souffrance consistera à reconnaître qui est Dieu de façon métaphysique, et sur le plan épistémologique et éthique, ces personnes ne connaîtront pas l’amour de Dieu. Leur foi et leur condition seront à jamais semblables à celles des diables qui croient mais qui tremblent (Ja 2:19). Ce destin est tragique, mais il permet d’harmoniser l’universalité de la réconciliation et la perdition en considérant la complexité de la conscience psychologique de la damnation.


Dieu aime-t-il les damnés? Evidemment pas comme il aime ses enfants, différence qui existe déjà ici-bas, sur la terre. Mais, comme Jésus vis-à-vis des foules sans berger (Mc 6:34), il a compassion d’eux. Dieu n’est pas violent dans son jugement et l’enfer enduré par les perdus n’est pas le résultat d’une violence contre eux, car ils reconnaissent la justice du jugement rendu à leur encontre.


3) La responsabilité humaine

Deux critiques formulées contre la notion de substitution pénale ont tendance à l’être aussi à propos du jugement dernier. Il s’agit, pour les deux, d’un automatisme du jugement qui élimine l’intervention personnelle de Dieu et qui place une notion humaine de la loi et de son application au-dessus de Dieu. Mais, comme nous l’avons déjà vu, la notion biblique de jugement, à la croix ou de façon eschatologique, n’est pas un quiétisme passif. Ceux qui sont jugés dépendent toujours de Dieu de façon métaphysique et leur existence dépend toujours directement de lui. Si le bourreau humain cache son visage, Dieu, en revanche, se dévoile personnellement aussi bien dans le jugement que dans le salut.


Le «puisque vous avez fait ceci» de Genèse 3 est la raison de l’exil d’Eden et de l’exclusion finale. Il n’y a pas de violence dans ce jugement, ni ailleurs, en Dieu. Considérons la relation qui existe entre les aspects personnels et impersonnels de ce jugement. «Puisque vous avez fait ceci» est la réponse personnelle de Dieu au péché de l’homme. Dieu est devenu la victime de la rébellion. Mais c’est la créature qui est la cause personnelle de ce jugement. Selon la formule célèbre de C.S. Lewis, «les portes de l’enfer sont fermées de l’intérieur.» C’est l’homme qui a fait le mal et qui en a aussi rejeté la responsabilité. La culpabilité a pour conséquence la mort. Cette réponse personnelle de Dieu au péché, en en dévoilant l’anormalité, suit les conditions de l’alliance que Dieu a établies et que l’homme a acceptées. La malédiction, selon les conditions de l’alliance, est le résultat automatique d’un acte libre de désobéissance: «Le jour où tu en mangeras, tu mourras.» (Gn 2:17) L’acte divin de jugement est donc, sur le plan de sa raison, indirect et impersonnel.


Cet aspect impersonnel annonce que le jugement dernier sera, lui aussi, soumis non pas à la violence mais aux conditions de l’alliance. Avec la chute, l’homme est passé d’une relation de bénédiction fédérative dans l’alliance à une relation pénale suite à la rupture de celle-ci. Sa responsabilité est personnelle, mais le jugement de Dieu s’exerce selon des conditions non-subjectives et impersonnelles préétablies. Cela nous aide à comprendre comment, sur la croix, en jugeant son Fils pour les péchés des élus, Dieu n’éprouvait pas de colère personnelle contre lui, mais contre la fonction substitutive qu’il assumait en prenant la place des pécheurs.


En enfer, il y aura, hélas, des personnes qui ne l’auront pas voulu, mais il n’y aura personne qui ne l’aura pas choisi. Si l’enfer est bien le destin ultime de certains, il ne sera pas une violence ultime de Dieu.


Conclusion


Une différence structurelle existe entre la mythologie et la foi biblique. L’histoire biblique est racontée en se plaçant du point de vue de la victime; la mythologie l’est du point de vue du meurtrier, de la puissance dominante. La Bible démythologise la structure de la violence religieuse. Dieu et le Christ sont victimes de la violence sacrée. La Bible renverse le double transfert et fait du sacrifice une manifestation de l’amour qui se donne et qui pardonne.


L’expérience chrétienne de l’union avec Jésus-Christ implique de vivre de façon conséquente avec le sacrifice de Christ; autrement dit, en s’identifiant avec la victime et en portant la croix (Mt 16:24).

 

Le mimétisme positif de Christ, l’avoir comme modèle, ouvre le chemin de la libération de la violence sacrée des conflits de toutes natures (oppositions, dominations, exclusions verbales,...) entre religions, entre Eglises, mais aussi entre individus, nations, ethnies. Telle est l’invitation à la non-violence qu’expriment les grands commandements: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force; tu aimeras ton prochain comme toi-même.» (Mt 22:37-39)

 

Au niveau de l’Eglise, cela veut dire aspirer à être une communauté non-violente par imitation de Jésus-Christ. Une Eglise, une institution, une religion qui use de violence sacrée en excluant physiquement ou psychologiquement pour conforter ses structures, pour se justifier, est-elle digne de porter le nom de chrétien?


Si le péché, par nature, se cache, étant une réalité spirituelle, le mal, lui, se dévoile. Dans les contextes de violence sacrée, les conflits non résolus se manifestent selon un ordre de victimisation progressif. Exclusion mentale de l’autre, confiscation de la parole, pressions psychologiques, catégorisation de la personne comme «malade» (ou non convertie), isolement physique de la victime (le goulag), interrogation, torture et mort. Les sociétés fermées, totalitaires, animées par une idéologie pseudo religieuse, et les sectes religieuses constituent des illustrations de cette structuration. Les mots d’ordre sont: rangez-vous, partez ou mourrez. Ces caractères existent à un niveau inférieur dans d’autres institutions religieuses.


La personne croyante unie à Christ par la foi, désireuse d’exercer un mimétisme positif, comprend qu’il y a une seule victime, et ce n’est pas elle. C’est Christ qui est sacrifié pour elle. Elle est libérée définitivement de la mentalité de victime suscitée par ce que les autres font subir. En Christ, elle est affranchie des effets de la violence, la sienne et celle des autres, afin d’aimer et de servir l’autre. Comme la parabole du bon Samaritain y exhorte.


Une dernière question, difficile à éluder reste. Pourquoi tant de violence, de jugements, d’exclusions psychologiques dans les institutions protestantes et évangéliques? Dans notre désir de trop bien faire, aurions-nous oublié que la conséquence fondamentale de la croix est, à l’image de Christ, le pardon et le don libre de soi envers l’autre dans un service sans conditions, sans conditionnement ni contraintes?