QU’EST-CE QUE

LE NEO-CALVINISME ?

  Alain PROBST

  Professeur de Philosophie à Paris

  - Article paru dans la Revue Réformée N° 134 (1983/2) -

I. PLURALITE DES COURANTS THEOLOGIQUES ET PENSEE NEO-CALVINISTE.

Parmi les phases importantes de l'évolution de la théologie Protestante euro-américaine à la fin du XIXe S., et au début du XXe, il faut réserver une place à ceux qui ont découvert ou redécouvert la pensée de Calvin, soit pour en exposer le détail, en rédiger l'histoire et la progression, soit encore pour en montrer l'aspect systématique et parfois en tracer les prolongements. Alors que, pendant cette période de temps, la théologie devenait sous l'influence de motifs de base rationalistes et des tendances de la philosophie des Lumières, une théologie de l'expérience religieuse, une théologie « morale » continuant la thématique kantienne de l'impératif catégorique, l'expression symbolo-fidéiste d'une philosophie du religieux, ou encore un christianisme social manifesté par des oeuvres et des engagements concrets, s'est affirmé en Europe et en Amérique un solide courant de reprise de la pensée et des doctrines du Réformateur Français, courant spécifique, distinct tout à la fois du libéralisme et du fondamentalisme piétiste ou dispensationaliste.

Ce courant « calviniste » Euro-Américain a été désigné par quelques historiens et critiques par l'expression de « néo-calvinisme ». Ce courant peut désigner les oeuvres de grands systématiciens comme Ch. HODGE, A. HODGE, B.B. WARFIELD, H. BAVINK, A. KUYPER. Il sert à désigner les théologiens de l’Université Calviniste d'Amsterdam fondée à la fin du XIXe s. par KUYPER de même que ceux de Princeton, les théologiens et philosophes de Westminster Theological Seminary à Philadelphie.

En France Auguste LECERF (1872-1943) représente la théologie néo-calviniste avec ses Cours de Dogmatique, publiés par la Revue Réformée, et ses prolégomènes en 2 volumes de 1931-1938 [ « Introduction à la Dogmatique Réformée »]. Citons également l’œuvre du pasteur Jean DE SAUSSURE (1899-1977) qui fut dans les années 30, en même temps que LECERF, le promoteur d'un Renouveau de la pensée Calviniste en Suisse, dans sa prédication à la cathédrale St Pierre et dans ses livres A l'Ecole de Calvin et Révélation et Inspiration. On peut de même citer Joseph BOHATEC, théologien et philosophe autrichien, professeur à Vienne, bien connu des spécialistes, pour ses remarquables travaux sur la formation de la pensée de CALVIN, théoricien, lié dès 1936, par la Revue Philosophia Reformata au renouveau théologique et philosophique calvinien en Hollande. L'expression « pensée néo-calviniste » a été parfois mal considérée par la critique. On a pu dire que le préfixe « néo » séparait les « néo-calvinistes » de CALVIN lui-même.

- Le néo-calvinisme a-t-il la même conception de la Révélation que CALVIN ? 

- Le néo-calvinisme, issu du Réveil du XIXe s. et illustré par A. KUYPER, A. LECERF, ou DE SAUSSURE, n'a-t-il pas été progressivement identifié à la pensée de Karl Barth et absorbé par celle-ci ?

Roger MEHL a pu justement écrire dans Etudes Théologiques et Religieuses sur le thème du néo-calvinisme et du barthisme.

Je crois qu'il est possible de répondre à ces deux questions, en précisant la doctrine du courant néo-calviniste. A. LECERF écrit au 2d vol. de son Introduction (p. 59) reprenant à son compte une pensée de B.B. WARFIELD dans Calvin and Calvinism :

« Le calvinisme est un théisme chrétien et protestant. Bien plus nous soutenons qu'il est la forme rigoureusement conséquente du théisme chrétien et protestant. » « Notre Dieu, précisait LECERF (p. 62) n'est ni le dieu du Déisme, ni celui du Panthéisme... Il n'est pas limité dans un infini unilatéral... Pour la piété calviniste, le Panthéisme est un attentat à la Majesté incommunicable, à la pureté terrifiante de Dieu. Le Déisme, un outrage à l'unité et à l'unicité de son essence infinie... Le calvinisme est donc certainement le théisme. Comme il distingue (p. 63-64) l'hypostase du Père et celle du Saint-Esprit de l'hypostase du Fils ; comme il ne sépare cependant pas le Dieu Créateur et animateur du Dieu Sauveur; comme il ne pourrait même pas tenter de séparer et de diviser ces trois aspects hypostatiques de Dieu, puisque trois Infinis en essence et en qualités ne peuvent même être conçus comme coexistants, sans coïncider si totalement dans leur être qu'ils ne peuvent plus être trois êtres, mais identiquement et numériquement le même; le calvinisme n'est pas seulement un théisme conséquent, il est un théisme chrétien. »

Ce Dieu, précise encore LECERF, l'Eglise Réformée l'enseigne aux hommes à partir de sa Parole écrite, « Parole de Dieu, dont le contenu est scellé dans le cœur de l'enfant par le témoignage du Saint-Esprit » ; «La parole de Dieu que l'Eglise enseigne porte avec elle, le sceau de son origine divine » (p. 68). Dans l'ordre du vrai religieux, du vrai ultime, précise l'auteur, suivant ici CALVIN à la lettre (Institution 1, 8, 1) « la vérité est exempte de tout doute, puisque, sans autre aide, elle est, de soi même, suffisante pour se soutenir ». « La Révélation Divine, la manifestation de Dieu par lui-même, étant, par définition, l'instance suprême, on ne peut imaginer un critère extérieur et supérieur à elle » (p. 67).

On reconnaît ainsi la grande ligne doctrinale et philosophique du système néo-calviniste exposé par LECERF, mais qu'on peut trouver chez KUYPER, ou DE SAUSSURE, ou encore chez VAN TIL :

1) Dieu existe.

2) Dieu est l'Etre Infini en toute perfection.

3) Dieu se révèle par ses oeuvres et par sa Parole.

4) Dieu se prouve dans sa Révélation (ultime CRITERION du VRAI).

Ceci permet de donner une réponse précise aux deux questions posées ci-dessus.

a) Le néo-calvinisme n'est pas, à notre sens, une réaction conservatrice en face des divers courants du libéralisme, il ne s'identifie nullement à quelque théologie réactive, il n'est même pas, dans l'acception fondamentaliste de l'expression, une « Religion de la Bible ». VAN TIL [A Christian Theory of Knowledge] :

« La doctrine Protestante de Dieu exige que Dieu soit le fondement de tout principe et de toute méthode d'explication et d'interprétation. Si Dieu est A-SE, celui qui se suffit de manière absolue, il est nécessairement celui qui explique sa personne. Ainsi, il constitue l'ultime point de référence [le Référant primordial] unique, absolu, et dernier, pour toute espèce de discours humain. Il est comme le soleil duquel toutes les autres lumières dérivent afin d'éclairer. On éclaire pas le soleil avec une lanterne. La seule conception d'une bougie ou de tout autre luminaire créé, implique que cela soit dérivé d'une Source originelle. De la même façon, tout fait existant dans l'univers créé est reçu de la Source Originelle Transcendante. Il n'a pas sa cause en lui-même, et n'est pas le produit du hasard. Dieu en personne est la source de toute réalité et possibilité. »

L'Etre A-SE, auto-suffisant, autonome, existe. Il est le Principe de toute réalité et existence temporelle finie, il est également, l'interprète, l'herméneute de toute chose, à qui il donne signification. Le point de vue du néo-calvinisme sur la Bible, comme on peut aisément l'apercevoir, n'est que la règle d'application très conséquente de l'ontologie théiste.

b) Au plan historique, il est facile de constater que l'apparition du néo-calvinisme précède de quelques années la théologie de Karl BARTH. Quand BARTH publie son Commentaire de l'Epître aux Romains [1919-1922], Parole de Dieu et Parole humaine [1924], LECERF n'a pas encore écrit son Introduction à la Dogmatique, et DOOYEWEERD ne fait qu'amorcer sa réflexion. Mais le néo-calvinisme hollandais et américain est, à cette époque précise, une réalité déjà développée avec les oeuvres de KUYPER, BAVINCK, HODGE et B.B. WARFIELD.

Il est hors de doute que, dans les années 1920-1930, face à une théologie libérale européenne et américaine, encore très influente dans les cercles théologiques et les facultés, de nombreux analystes tendaient à confondre (Auguste LECERF en est la preuve) néo-calvinisme et barthisme. On voyait, dans les premières oeuvres de BARTH, essentiellement un retour à CALVIN, au thème de la Souveraineté absolue de Dieu, à celui de la perdition de l'homme, et au salut par grâce moyennant la foi seule de la Lettre aux Romains et d'Ephésiens 2. Mais les positions de Karl BARTH sur la connaissance naturelle de Dieu, ses positions affirmées quant à la valeur de la Bible (dès 1926), provoquèrent assez vite une très nette critique de l'ensemble du Mouvement néo-calviniste. Aujourd'hui après les livres de BERKOUWER (notamment Incertitude moderne et foi chrétienne, et Le triomphe de la grâce dans la théologie de Karl Barth), après la très dure mise en cause de Cornelius VAN TIL (Le néo-modernisme, Christianisme et Barthisme), après The God who is there de SCHAEFFFER, après l'ouvrage de Klaas RUNIA Karl Barth's doctrine of Holy Scripture, il est impossible d'identifier calvinisme et barthisme. VAN TIL remarque d'ailleurs, dans A Christian Theory of Knowledge (pp. 364-365 - Notes) que dès l'époque de son Commentaire sur les Romains, BARTH procède par une épistémologie profondément nominaliste, « Barth ne cesse pas de se dresser contre l'idée chrétienne historique d'une Révélation de Dieu communiquée à l'homme dans l'histoire elle-même ». VAN TIL cite à cette étape G.C. BERKOUWER, qui parlait ici d'une différence capitale, existant entre l'Orthodoxie Réformée et la théologie dialectique de BARTH.

Le Dieu Tout Autre barthien, « silencieux » et « lointain », incapable de se communiquer à l'homme dans une Révélation propositionnelle historique, contredit aux présuppositions les plus importantes du mouvement néo-calviniste : Dieu existe, il est totalement souverain, il se révèle dans ses oeuvres et dans sa parole écrite, il se prouve dans cette Révélation. 

Cette réflexion sur les rapports de BARTH au néo-calvinisme me conduit à préciser que le néo-calvinisme tient à une idée de la relation INFINI-FINI. LECERF montre ainsi (Introduction 2e vol. p. 61) que le Divin, d'un point de vue calviniste, c'est l'Etre Infini ; « Le calvinisme étant une religion, ne peut, lui aussi, avoir d'autre objet d'adoration que l'Infini. Mais cet Infini est totalement différent de l'infini à une ou « n » dimensions du déisme et de l'infini (= totalité) du panthéisme. C'est l'Infini absolu sans aucune restriction. Le numen ineffable que nous adorons n'est plus seulement to theion, le divin ; il est O Theos, Dieu: Dieu, dans le sens infini, absolu, parfait, incommunicable du terme ».

Or, cet Etre substantiel Tri-Personnel peut se révéler et se manifester aux êtres intelligents finis. La théologie de l'Infini totaliter aliter, abandonne le monde, récuse toute espèce d'analogie, et délaisse l'être temporel dans une sorte d'autonomie, au sein de laquelle l'élan religieux de la créature se brise sur l'éloignement et l'indistinction du principe ontologique le plus élevé, qui a donné l'être, sans jamais se faire connaître à des hommes. Inversement, le Dieu immanent, l'infini investi dans le monde, ou dans l'histoire, ou dans « l'âme », environne les hommes des signes de sa présence, tout en se dérobant à jamais à l'exigence d'un message certain et clair, distinct de la diversité ou du multiple des signes et des apparences.

Le néo-calvinisme récuse le thème du « silence éternel de la Divinité » de même que la multiplicité riche des traces et indices du Dieu immanent. La relation infini-fini du calvinisme suppose la transcendance de Dieu et l'Infinité incommunicable de son essence, elle suppose cependant aussi qu'il existe en Dieu des réalités communicables sur le mode de la création, et qu'une expression du Divin, qu'une signification, puissent se réaliser dans l’œuvre de l'univers, du monde, dans des propositions appartenant à l'univers des signes et de la culture. A l'intérieur de cette relation infini-fini, le temps, la finitude, et la limitation des créatures, ne constituent jamais un obstacle à la Révélation du Divin. Le seul obstacle que la connaissance humaine de la Révélation peut opposer à Dieu est « l'injustice » (selon Romains 1 : Tenir la vérité captive dans « l'injustice » et le « péché »). Le néo-calvinisme est donc, essentiellement, une philosophie des Relations de l'absolu, de l'infini, et de l'ensemble des créatures temporelles, finies.

 

II. NEO-CALVINISME ET CATHOLICISME ROMAIN.

Vis-à-vis du christianisme romain, le néo-calvinisme doit normalement faire un usage critique de sa notion des relations infini-fini ; le Dieu infini s'est manifesté, il se prouve, « s'atteste » (VAN TIL) dans sa Révélation. Le néo-calvinisme récuse donc la thèse catholique-romaine et thomiste sur l'autonomie des réalités terrestres et temporelles, de même que la thèse de l'autonomie de la raison philosophique dans la connaissance des êtres créés. 

Dieu seul est l'Etre (Infini), Dieu seul, A-SE, est AUTONOME ; l'ens creatum n'existe qu'en référence à la Divine Origine, créatrice et donatrice de sens.

Au plan épistémologique, l'esprit fini de l'homme créé est fait pour fonctionner correctement, en liaison constante avec une révélation propositionnelle et conceptuelle, issue de l'Esprit infini de Dieu. Notre entendement n'est fait pour appréhender l'être, qu'en atmosphère de révélation. Le néo-calvinisme croit donc que la Parole de Dieu est nécessaire pour toute connaissance intellectuelle d'une réalité créée, quelle que soit sa grandeur ou sa nature.

Dieu permet la connaissance humaine des réalités créées. Cette connaissance se produit au plan de la relation sujet-objet. Il existe des lois objectives qui conditionnent une connaissance normale de la réalité dans cette relation, comme par exemple, les lois de la perception sensible. Mais, la relation sujet-objet de la connaissance doit se produire sur le fondement des présuppositions universelles et nécessaires, qui rendent possible une connaissance adéquate de la réalité. Toute connaissance d'un esprit limité et fini est soumise en droit à la règle des présuppositions nécessaires - Communication par Dieu des concepts originaires de fondation et de réalité, sur la base desquels une connaissance intellectuelle normale est rendue possible.

Contre l'immanentisme épistémologique, le néo-calvinisme affirme la nécessité de la foi, qui reçoit de Dieu les présuppositions de la raison. LECERF a traité ce problème, au tome 2 de son Introduction (pp. 38-39). « Le philosophe qui accepte de consumer ses forces dans le travail de la méditation indépendante de tout magistère divin ou humain est rempli de préjugés... Il croit que la raison autonome est le seul point d'appui légitime pour asseoir ses convictions relativement au principe premier de la réalité. Or, il ne fait pas attention que la raison elle-même fait partie des phénomènes à expliquer, qu'elle leur est immanente. » 

La philosophie introduite par Rome est nécessitariste, normaliste et autonomiste. L'être est l'objet premier de l'intellect, cet intellect est capable de connaître, il n'a nul besoin de la foi, et d'une Révélation propositionnelle donnée par Dieu. Le néocalvinisme est (LECERF, VAN TIL, R.L. REYMOND) théonomiste et anormaliste. L'intelligence humaine ne fonctionne correctement qu'en relation avec l'Intelligence Divine, qui donne les présuppositions. L'intellect de l'homme pécheur doit être régénéré pour accéder à une représentation valide de la réalité.

Le néo-calvinisme professe obligatoirement - contre l'autonomisme romain - la notion de philosophia christiana. La connaissance scientifique des réalités mondaines s'objective finalement dans le problème ultime de « l'être ». Or le traitement de la question ontologique engage tout le conseil de Dieu, tel qu'il est exprimé dans la Révélation écrite, dans la Parole écrite de Dieu. Ayant radicalement récusé l'axiome de l'autonomie de la pensée philosophique, le néo-calvinisme fonde la sur le motif religieux de la Révélation biblique : le motif de la création de l'univers par Dieu, et de l'homme à l'image de Dieu, de la chute originelle de l'homme dans le péché, et de la Rédemption en Christ, dans la communion du Saint-Esprit. 

C'est principalement l’œuvre de Herman DOOYEWEERD (1894-1977), le philosophe réformé de l'Université calviniste, qui attire l'attention de l'Eglise sur l'importance du motif biblique de base - motif religieux fondamental de la Sainte Ecriture. Son cours A New Critique of Theoretical Thought (4 vol. 1953-1958), développe sous l'angle systématique toutes les conséquences doctrinales du motif scripturaire, dans les domaines de la théorie des présuppositions de la raison, de la cosmologie philosophique, de l'épistémologie, de la conception des structures d'individualités et de collectivités du monde temporel. Mais il est aisé d'apercevoir que le motif création - chute - rédemption n'est pas seulement la présupposition initiale du système de DOOYEWEERD, il est le motif de base de l'ensemble des auteurs de la tendance néo-calviniste, qui tentent de fonder leurs analyses sur l'Ontologie Biblique, l'histoire biblique et le Christ considéré comme centre de toute l'histoire humaine. 

LECERF présente ainsi le calvinisme dans Le protestantisme et la philosophie : [Etudes Calvinistes pp. 107-113 - texte de 1932] :

« Le calvinisme est d'abord une religion positive. La source de la norme de son dogme est une Révélation historique et progressive, une histoire sacrée qui a ses lieux, ses dates, son document : l'Ecriture ; son centre : le Christ crucifié. Le calvinisme veut être... L'Eglise ancienne Réformée, et Réformée selon le mobile de la piété qui est le SOLI DEO GLORIA, le désir de promouvoir la gloire de Dieu, et cela en prenant pour règle de foi les écrits reconnus par toute l'Eglise comme Parole de Dieu ET QUI S'ATTESTENT A LA CONSCIENCE CHRETIENNE COMME DIVINE, PAR LE TEMOIGNAGE INDIRECT ET DIRECT DU SAINT-ESPRIT

Le calvinisme étant une Réforme dans l’esprit de la tradition Augustinienne est ANORMALISTE : il croit à la chute et à la corruption totale de la nature humaine... Il vise donc à purifier l'Eglise de l'hérésie, sous la forme du judaïsme moraliste d'abord. Sur ce point, il se confond avec le luthéranisme orthodoxe. Il acceptera donc la justification SOLA FIDE... Il se distingue du luthéranisme en ce qu'il porte un effort intense contre l'autre aspect que revêt l'hérésie : l'élément païen qui tend à confondre les signes du divin avec le NUMEN lui-même, à reléguer Dieu au second plan, ou à mettre Dieu sous la dépendance de l'homme et des choses. » (p. 109-110.) 

Ce texte de LECERF illustre bien la portée du motif biblique dans le courant néo-calviniste. Il montre de même la différence entre romanisme et calvinisme. En posant la thèse de l'autonomie des réalités naturelles, le catholicisme abandonne les présupposés philosophiques du « système augustinien-paulinien ». Il récuse le principe de la foi, condition de toute intellection. Dès lors, le motif catholique nature-grâce ne peut plus rendre compte de la création dans sa pleine signification religieuse et biblique, il affaiblit la portée de la chute de l'homme dans le péché, et nie la doctrine de la corruption totale de la nature humaine; il transforme la rédemption en Christ, en y ajoutant la notion du « mérite ».

Le motif création-chute-rédemption en Christ, comme le soulignent tout à la fois DOOYEWEERD et LECERF dans des langages différents, mais selon une intention identique, est bien la « clef de la connaissance ». Il est la formule doctrinale qui non seulement résume ou rassemble en quelques mots les enseignements de toute la Révélation écrite de Dieu, mais peut aussi servir de critère hautement significatif pour la confession de la foi de l'Eglise et pour son message. C'est ce motif création-chute-rédemption de la Bible, qui sert de motif de base à la pensée néo-calviniste, car par ce « médium », la Bible devient juge réel et suprême de tout acte et de toute forme de pensée humaine. Accepter le motif biblique, dans son sens «radical » et « intégral » (selon une expression fréquemment utilisée par DOOYEWEERD), c'est pour une pensée philosophique vaincre tout à la fois le vertige de l'exigence morale absolue inconditionnée autonome, de même que l'immanentisme païen qui identifie Dieu au monde ou à l'un de ses aspects.

Face au thomisme, au néo-thomisme, et à toutes les formes et versions existentialistes de la pensée catholique, le néo-calvinisme maintient - dans la ligne de force du système augustinien -, que la condition religieuse des réalités créées, et de l'homme créé, exclut toute espèce de philosophie autonome ou indépendante de la Parole de Dieu. L'infini de CALVIN donne réalité et signification à tout être créé. La relation infini-fini de CALVIN - qui n'est autre que celle posée par le message biblique - exclut tout philosophie de l'immanence, comme toute forme de pensée anthropocentrique.

 

III. NEO-CALVINISME ET LIBERALISME.

Dans ses Etudes, A. LECERF distingue (Texte de 1932 Les destinées du calvinisme dans le protestantisme français pp. 125-133) un certain nombre d'étapes caractéristiques dans l'évolution de la pensée protestante. Introduisant sa réflexion, l'auteur entend par calvinisme « le système théologique élaboré par CALVIN, dans son Institution de la religion chrétienne, et confessé dans les livres symboliques des Eglises Réformées, tels que la Confession de La Rochelle, la Belgica, les Canons de Dordrecht, la Confession de Westminster, les 39 articles de l'Eglise Anglicane » (p. 125). Il est conscient de « l'histoire », de « l'esprit », qui anime une époque et apporte des changements. Ceci explique ces étapes qui vont marquer l'évolution des idées à partir de la période des Réformes :

1. Période Réformée Orthodoxe (1536-1630) - Théologie du Dieu Infini et Parfait. Absoluité et souveraineté exclusive de Dieu constituent le centre du système de Calvin.

2. Période amyraldienne (1630-1685) - où domine la pensée de Moïse AMYRAUT, théoricien calvinien et humaniste, d'une sorte de décret hypothétique de salut universel, précédant logiquement, dit LECERF, les décrets d'élection et de réprobation. 

3. Période arminienne ou crypto-arminienne (de 1685 à nos jours). ARMINIUS (1560-1609) niait la prédestination et la souveraineté absolue de Dieu. L'Arminianisme devint très vite l'affirmation de l'autonomie des actes et des pensées de l'homme vis-à-vis de Dieu, de telle sorte, remarque LECERF, que « le libre arbitre, conçu comme indépendance absolue à l'égard de Dieu, devint comme le mot d'ordre de la grande majorité des réformés français cultivés ». Vis-à-vis du symbolo-fidéisme et de la théologie libérale du Protestantisme, issue d'ARMINIUS et des Lumières, le néo-calvinisme, sans méconnaître les droits de la raison, vise à soumettre celle-ci à la juridiction supérieure de la religion.

D'ARMINIUS à E. KANT et SCHLEIERMACHER, la théologie protestante est devenue une « philosophie de la religion ». Cette philosophie fait sienne, sans discussion préalable, l'axiome qui soustrait la raison de l'autorité de la religion. Or, montrent ici KUYPER, LECERF ou DOOYEWEERD, l'axiome arminien-Kantien est à l'opposé même de l'esprit du christianisme biblique. Le religieux n'est autre que l'expression significative irréductible du lien de la créature au Créateur. Le religieux n'est autre que cette loi tendancielle et expressionnelle de référence des créatures à leur origine divine transcendante. DOOYEWEERD exprime cette relation constitutive par la proposition « Meaning is the mode of being of all that is created ».

« Le sens - ou la signification - est le mode d'exister de tout ce qui est créé. » « Ce caractère à la fois tendanciel et expressionnel de toute la réalité créée est universel. Il concerne la totalité du monde et la manière d'exister de la réalité : dépendance et hétéronomie radicale. Le sens, c'est l'exister de tout existant créaturel, sa manière d'exister, la racine du sens est religieuse, son origine est divine. » « Le sens, la signification, c'est le mode d'existence de tout ce qui est créé, convoyant en dehors et au dessus de soi-même, vers l'Origine Divine qui s'est exprimée en toute oeuvre de ses mains. C'est une inquiétude intime, concentrée dans la racine religieuse de notre existence, qui ne petit trouver repos jusqu'à ce qu'elle ait trouvé repos en Dieu. » [A New critique... tome 1, p. 18 ; Le problème de la philosophie chrétienne. Philosophia Reformata (1953), p. 76.]

Le néo-calvinisme partant de ce fait ontologique soumet la raison à la juridiction du religieux. Il refuse la possibilité même d'une philosophie du phénomène religieux, car la partie ne saurait juger l'ultime de ce qui existe.

Un jugement prédicatif quelconque ne peut pas plus faire abstraction de l'original religieux. Tout jugement prédicatif suppose l'antithèse théorique et la relation sujet-objet. Il est formulé par un sujet et implique l'existence d'un référant objet. Mais le sujet de l'énonciation existe réellement dans la loi religieuse de concentration du fini dans l'infini. Donc, tout jugement prédicatif intègre un ensemble de présuppositions nécessaires, qui relèvent fondamentalement la relation infini-fini.

 

IV. LES TYPES DE NEO-CALVINISMES ET LES OBJETS DE PENSEE.

Sous l'expression de néo-calvinisme, nous avons rassemblé des penseurs, pasteurs, théologiens, dogmaticiens et philosophes qui se réclament de l'autorité du texte biblique, du motif religieux tri-partite de la Bible « Création - chute - rédemption en Christ », et d'une certaine compréhension de la relation infini-fini : Dieu est, Dieu est l'ETRE INFINI, Dieu radicalement transcendant peut se MANIFESTER dans la création (Rom. 1). Dieu peut se communiquer à l'homme dans une révélation propositionnelle historique. Dieu est « ni silencieux, ni lointain ».

Je relèverais trois objets de pensée, qui me paraissent caractéristiques de l'ensemble du courant néo-calviniste aujourd'hui.

1°) Je dirais volontiers que, face à la philosophie positiviste, néo-positiviste ou à l'empirisme logique, à la philosophie analytique, dominants dans les pays anglo-saxons, les néo-calvinistes sont à peu près les seuls à traiter - selon des méthodes « ouvertes », parfois divergentes - des grands problèmes philosophiques que nous lègue l'histoire de l'humanité. Nous sommes ici, on m'excusera du peu, « en situation de monopole », bien involontaire il est vrai, car les philosophes des Universités ont, pour la plupart, abandonné ces problèmes, en considérant qu'ils sont « privés de sens »

2°) En second lieu, la philosophie calviniste a su, à la suite de KUYPER et DOOYEWEERD réfuter l'illusion d'une « pensée sans thèse », d'une philosophie prétendue « neutre », « objective », sans présupposé. Toute philosophie intègre des présuppositions nécessaires. Ceci est la limite du discours humain, l'homme doit recevoir le vrai, accepter le statut réceptif de l'entendement fini. 

3°) La philosophie calviniste de l'infini, loin d'éloigner du problème de la signification, en rapproche. Que veut dire signifier ? - question primordiale de la philosophie, qui constitue l'objet privilégié de nos penseurs.